Principes généraux
Le principe des vacances illimitées, c’est de faire en sorte que chacun puisse prendre le nombre de jours de congés qu’il le souhaite pendant l’année. Un minimum légal de 5 semaines est obligatoire (droit du travail oblige, et c’est tant mieux !), mais la partie « haute » est, en théorie, à la libre appréciation de chacun.
Bien entendu, ce genre de règle amène son lot d’interrogations et de peurs sur des dérives potentielles. La première chose à laquelle on pense, bien entendu, ce sont les personnes pourraient en théorie abuser du système jusqu’à ne plus travailler… du tout. Où se situe alors la limite précise ?
Nous allons voir un peu plus loin ce que nous avons mis en place pour justement se prémunir des dérives, mais avant de parler des dérives, il nous semble important d’expliquer nos motivations !
Pourquoi des congés « illimitées » ?
Les raisons qui nous ont poussé à changer de mode de fonctionnement sur la prise de congés étaient variées, et tout le monde au sein de DoYouBuzz ne se sentait pas poussé par les mêmes envies.
Pour certains, cette volonté s’inscrivait de manière assez logique dans notre pratique d’horaires flexibles et de télétravail, où chacun est libre de décider de son organisation du travail — ce qui nous semble être une manière plus responsable et plus logique de s’organiser que de se contraindre à un nombre d’heures fixes.
Pour d’autres, cette pratique était une réponse à un constat assez désagréable que nous avons tous fait un jour où l’autre dans notre vie professionnelle : se forcer à travailler même quand on sent qu’on a vraiment besoin d’une pause, car on a doit mettre des jours de côtés pour Noël ou ses vacances d’été. Ce qui nous entraîne alors sur une logique totalement déconnectée de nos besoins en terme de récupération mentale et physique… et de productivité ! (en effet, travailler quand on ne sert à rien réduit non seulement la productivité sur le moment même, mais en empêchant la récupération, on retarde aussi le retour à une productivité normale).
Pour tous, enfin, l’idée de disposer de plus de jours pour faire autre chose que « du travail » était bien évidemment centrale — nous aimons plutôt notre travail, mais il n’y a pas que ça dans la vie !
Et si c’était le système actuel qui fonctionnait à l’envers ? 🙃
Et si l’on renversait la question et qu’on se demandait plutôt ce qui était normal dans le système traditionnel de prise de congés, avec un nombre de jours fixés à l’avance ? Nous allons voir que nous nous retrouvons alors en difficulté pour lui trouver une bonne justification, et nous allons même nous rendre compte à quel point l’échafaudage actuel est une construction bancale !
Partons de cette idée qui est à la base de tout contrat de travail : que l’on peut rémunérer son temps de travail. En réalité, cette idée n’est apparue que très tardivement dans l’histoire humaine. Jusqu’à la Renaissance, en effet, l’idée même de payer pour du temps était inconcevable — c’est par exemple ce que rappelle David Graeber dans Bullshit Jobs :
L’idée que le temps de quelqu’un puisse appartenir à un autre est en réalité assez étrange. La plupart des sociétés humaines qui ont jamais existées n’auraient jamais considéré une telle chose. Comme le célèbre historien antique Moses Finley le rappelle : si un Romain ou Grec voit un potier, il peut penser à acheter ses pots. Il peut aussi penser à acheter le potier — l’esclavage était une institution très répandue dans le monde Antique. Mais il aurait été tout simplement perplexe à l’idée qu’on puisse acheter le temps du potier.
DAVID GRAEBER — BULLSHIT JOBS
Petit à petit cependant, avec les avancées technologiques (les montres de poche !), le développement de l’éthique protestante du travail et la mesure « scientifique » du travail développée par les esclavagistes, une nouvelle vision s’est développée : celle d’un temps « productiviste », c’est-à-dire auquel on pouvait associer une valeur marchande.
Le temps était devenu de l’argent.
Le problème de cette vision des choses, c’est qu’elle semble aveugle à un élément pourtant central : que l’être humain n’est pas une machine, que la nature — tout comme le travail — a ses rythmes propres. Comme le rappelle là aussi David Graeber, la plupart du temps le travail n’est pas une activité linéaire mais au contraire sinusoïdale :
La plupart des gens qui ont jamais vécu ont toujours supposé que le travail suivait un schéma typique qui prenait la forme d’une explosion périodique d’énergie, suivie par une phase de relaxation, elle-même suivie par une montée progressive de l’activité jusqu’à la prochaine explosion.
David Graeber — Bullshit Jobs
Enfin, ce tableau ne serait pas complet sans prendre en compte également les spécificités individuelles. En effet, nous sommes tous différents : nous avons des métiers différents qui demandent des rythmes de travail différents, nous avons aussi des physiologies et des constructions individuelles différentes, et des contraintes venant du monde « en dehors de l’entreprise » qui sont elles aussi différentes. Aussi, la solution qui consiste à ce que tout le monde rentre dans le même moule n’est probablement pas une réponse idéale : elle se contentera d’un consensus mou qui respectera une certaine norme — excluant de fait les minorités, et ne correspondant en réalité à personne.
Pour le juriste Alain Supiot, c’est même l’une des impasses dans laquelle nous ont emmenées les négociations syndicales du XXème siècle — nous avons à l’époque négocié la valeur du temps de travail, mais ce faisant nous avons écarté toute discussion sur le contenu de ce que nous faisions, et sur la manière dont nous le faisons :
Historiquement, les syndicats ont admis que la question à débattre était celle du juste équilibre entre les prestations économiques échangées dans la relation de travail : du temps contre de l’argent. Ils se sont battus contre l’exploitation au travail, pas contre l’oppression dans le travail. Le mouvement ouvrier a ainsi évacué le contenu et le sens du travail de la notion de justice sociale. Aujourd’hui, la révolution informatique et la crise écologique doivent nous obliger à les y remettre. C’est-à-dire à ne pas raisonner uniquement en termes de juste répartition des richesses. Le sujet à ajouter au champ de la justice sociale, c’est celui d’une juste division du travail. Il faut considérer que ce qu’on fabrique, et la manière dont on le fabrique, sont aussi des objets de discussion collective dans l’entreprise. Tant qu’on ne le fera pas, il n’y aura pas de réelle démocratie économique.
Alain Supiot, « Le contenu et le sens du travail sont des exigences de justice sociale », Santé & Travail (janvier 2021)
Au final, il semble donc que toute cette logique de prise de congés soit un compromis très bancal basé sur la relation que nous avons au travail et qui a été admise il y a bien longtemps comme une aliénation — le travail est tellement subit que les « travailleurs » doivent trouver un terrain d’entente avec la « direction », et la durée de travail devient alors un sujet de négociation. Et cela se fait bien sûr au détriment bien-sûr du travail en lui même, de se qualité, de son contenu, et du sens que chacun peut y mettre.
Cependant, à partir du moment où les décisions sont partagées et assumées collectivement par l’ensemble des salariés (voir notre article Gouvernance partagée : comment prendre des décisions stratégiques ?), à partir du moment où le fruit du travail est partagé, on se rend compte que la base sur laquelle s’est construite cette négociation s’est volatilisée.
Pourquoi, alors, garder cet héritage douteux ?
Comment faire marcher cette logique de « vacances illimitées » ?
Chez DoYouBuzz, nous nous sommes bien entendu interrogés sur ce qui permettrait de faire en sorte que cette logique de « vacances illimitées » puisse fonctionner. Or, on l’a vu un peu plus haut, l’édifice qui soutient la logique d’un nombre de jours fixes se base avant tout sur une relation aliénante au travail. Une des premières grosses conditions de réussite tient donc dans le fait que chacun ait une relation saine par rapport à son travail et souhaite la réussite du collectif. Rien ne permet de s’en assurer totalement, mais le fait que chaque salarié ait une part du capital social et que chacun participe aux décisions stratégiques sont deux éléments essentiels de cette saine relation.
Au moment où nous avons décidé de mettre en oeuvre les vacances illimitées, chacun a donné son ressenti sur ce qu’il pensait prendre comme congés. L’idée qui semblait revenir (sans qu’elle ne soit figée dans le marbre) était de partir sur environ 1 mois de vacances chaque été et 1 semaine pour chaque vacances scolaire (soit 8 semaines au total). Ce n’est nullement une obligation à suivre, mais un indicateur de base pour nous aider à nous aligner collectivement sur un nouveau fonctionnement qui nous semblait, à ce moment là en tout cas, raisonnable.
Autre éléments lié à notre prise de décision : nous avons décidé de reporter nos jours de congés sur un tableau d’indicateurs dont la lecture est faite chaque mois. Même si l’aspect panoptique du dispositif était un peu dommage, cela a permis de nous rassurer sur les abus potentiels.
Enfin, avec cette idée de « vacances illimitées » s’est développée la crainte que des rôles essentiels ne soient plus présents à certains moments, notamment en terme de support technique et client — des rôles où il est nécessaire d’être disponible chaque jour de la semaine pour que le travail soit fait correctement. Nous avons donc ajouté des politiques complémentaires de continuité de service.
Bilan au bout de 6 mois d’utilisation
Cette politique de congés a été décidée en juin 2020, ce qui est peut être encore un peu tôt pour en faire un bilan correct. Pour certains, la prise de congés est encore timide et il est « dur de se défaire de ses anciennes habitudes ». Pour d’autres, peut-être que l’idée même de noter ses congés sur le tableau de suivi des indicateurs est contre-productive.
D’autres reconnaissent cependant qu’il se sont lâchés plus que d’ordinaire, et que cela a été bénéfique ! Un mécanisme déclencheur : en constatant certains collègues poser 2 semaines à Noël, plusieurs se sont dit « mais oui, pourquoi pas ! ».
Au final, la répartition des congés sur l’année 2020 ressemble à ceci :
Ce qu’il est intéressant de constater ici, c’est qu’il existe des vrais disparités dans les prises de congés — peut-être que certains se sont plus vites défaits de leurs habitudes, peut-être certains en ressentaient plus le besoin, nous verrons sûrement avec le temps ce qu’il en est.
Il est aussi tout à fait possible que, grâce aux dispositifs de transparence (initié notamment grâce à nos réunions de synchronisation), chacun ait une vision d’ensemble un peu plus large que le simple indicateur de congés et accepte ces disparités à cet endroit précis.Il est aussi tout à fait possible que cela soit perçu à terme comme une répartition injuste ou source de tensions inutiles, et qu’on reparte alors sur une vision égalitariste des congés — et nous utiliserons alors nos processus de décisions collective pour y répondre !
Série « La gouvernance chez DoYouBuzz »
- 1 — Les salariés « actionnaires majoritaires »
- 2 — Une semaine de 4 jours
- 3 — Des décisions stratégiques partagées
- 4 — Des décisions opérationnelles en autonomie
- 5 — Les salaires : détermination subjective, transparence et équité
- 6 — La « réunion du lundi » : synchronisation en 30 minutes
- 7 — Télétravail et horaires flexibles
- 8 — Vacances illimitées