Le candidat parfait : celui qui sait s’adapter
Lors d’une table ronde récente entre recruteurs qui s’interrogeaient sur le recrutement après le COVID-19, une observation semblait faire l’unanimité entre les participants : la perle rare, ça serait le candidat « qui sait s’adapter » — et les recruteurs de se demander comment détecter ce fameux profil, quels tests psychométriques mettre en place pour les identifier.
Si on cherche « capacités d’adaption » sur Google, on tombe sur des articles aux titres très évocateurs :
- « 15 qualités professionnelles à valoriser dans votre candidature »
- « Capacité d’adaptation : une clé de la réussite en entreprise »
- « Capacité d’adaptation – Comment l’évaluer en entretien ? »
- « L’adaptabilité professionnelle, soft skill n°1 dans un monde »
L’adaptabilité serait donc un super pouvoir dans le monde de l’entreprise, et plus encore quand on cherche un travail ?
Dans son livre Contact, où il étudie notre rapport au travail, le philosophe Matthew Crawford pointe du doigt la contradiction de cet impératif.
En effet, dit-il, on ne demande plus aux gens d’êtres des professionnels compétents dans leur métier, c’est à dire capable de produire un travail de qualité, mais des individus désincarnés dont la compétence suprême serait de pouvoir changer en permanence.
« Ce n’est plus l’expérience accumulée qui compte, mais la flexibilité. On exige désormais des salariés une intelligence polyvalente […]. Vous devez être prêt à vous réinventer à tout moment, comme un bon Übermensch démocratique. »
Matthew Crawford, Contact : pourquoi nous avons perdu le monde et comment le retrouver
C’est en effet un glissement tout à fait surprenant car au final, on ne demande plus au travailleur de savoir travailler… L’essence même du travail, ce qui peut faire sa fierté et ce qu’il peut monnayer, se retrouve volée au travailleur lui même.
S’adapter, jusqu’au burn out
Cette notion d’adaptabilité à l’environnement nous provient bien sûr de Darwin, qui expliquait que les espèces s’adaptaient constamment à leur environnement par le biais de la sélection naturelle — un argument qui a été funestement utilisé dans l’histoire pour justifier l’injustifiable, et que l’on retrouve parfois au détour de publications de management.
« Les espèces qui survivent ne sont pas les espèces plus fortes, ni les plus intelligentes, mais celles qui s’adaptent le mieux aux changements »
Charles Darwin
Quel est le problème de demander au travailleur de s’adapter, si l’humain est lui-même issu d’un processus d’adaptation ? Après tout, il y a quelques milliards d’années, nous n’étions que des ectoplasmes dans l’océan !
Ce qui est problématique avec cette logique « naturaliste », c’est qu’elle nous fait croire que ce besoin d’adaptation constant est inéluctable, qu’on ne peut pas y échapper — pas plus qu’on ne peut ignorer une météorite qui tomberait sur Terre et qui nous forcerait à changer notre manière de vivre.
Or, le monde du travail n’est pas une météorite, c’est un système conçu de toute pièce par l’être humain. On a donc le choix.
Dans les années 1960, l’essayiste Walter Lippman essayait de comprendre comment les théories de Darwin nous imposaient de revoir la politique. Il observait ainsi que l’humain s’était plutôt bien adapté à son environnement jusqu’à la moitié du XIXème siècle, date à partir de laquelle l’accélération avait commencé à devenir trop rapide pour qu’il puisse s’y conformer. Ce monde industriel, disait-il, constitué par une accélération constante des rythmes, finit par créer des troubles psychiques et nous rendre malades.
Selon une étude de 2017, ce seraient ainsi 36% des salariés qui auraient déjà fait un burn out.
Le discours qui consiste donc à laisser sous-entendre que l’on n’a pas d’autre choix que de s’adapter est donc incomplet. En réalité, c’est notre propre conception collective du travail — et peut-être même de l’économie en général — qui induit cette pression d’adaptation constante.
Spirale négative
On peut comprendre que du côté des entreprises, cette capacité à s’adapter semble nécessaire, car l’entreprise elle-même ne sait pas de quoi l’avenir sera fait. Il faut donc que les individus qui la constituent puissent s’adapter. Cela semble tout à fait légitime. C’est pour cela que les recruteurs s’interrogent sur cette fameuse perle rare, ce candidat sur-adaptable.
Mais à force de perturber la concentration des travailleurs, à force de changer les processus et les outils, est-ce qu’on ne les empêche pas de construire, par la lente répétition de l’expérience, une expertise de leur métier ? Et finalement, si le travailleur perd sa capacité à produire un travail de qualité, n’est-ce pas l’entreprise elle-même qui va finir par en pâtir ?
En appliquant la logique de la sélection naturelle au monde du travail, l’individu qui souhaite s’en sortir (contre les autres individus) doit donc s’adapter au maximum (au risque de ne pas être recruté). En revanche, si l’on prend un peu de hauteur et qu’on analyse le problème au niveau des entreprises, le problème change : l’entreprise qui souhaite s’en sortir (contre les autres entreprises) doit à l’inverse laisser ses travailleurs exprimer leur compétence dans la durée (au risque de perdre en compétitivité). Jolie contradiction interne au système.
Le danger réside dans le fait que cette demande d’adaptation constante est devenue tellement ancrée dans le monde professionnel qu’elle a été intériorisée par l’ensemble des acteurs (travailleurs, managers, recruteurs, chercheurs d’emploi) alors même qu’elle cause du tort à tous, aux travailleurs comme aux entreprises.
L’adaptabilité désincarnée
S’il faut prendre un peu de recul, c’est sûrement sur la notion d’adaptabilité elle-même. L’adaptation en tant que tel n’a pas de sens, elle se fait toujours dans un contexte particulier, pour répondre à un besoin, à une situation.
Nous sommes tous capables de nous adapter (que celui qui n’a jamais déménagé lève la main !). Si cette adaptation a du sens et qu’elle répond à une envie de la part des parties prenantes (dont les travailleurs), alors il n’y a pas de raison de s’inquiéter des traits de personnalités des individus. Si en revanche elle nécessite une obéissance soumise ou aveugle des salariés, comme par exemple une adaptation à une nouvelle fusion-acquisition qui n’a de sens que pour les actionnaires, alors probablement qu’il faudra user de la carotte et/ou du bâton. Ou bien compter sur le désengagement et la résignation des salariés pour ne pas faire de vagues.
Sans aller jusqu’à la recherche consciente de domination, le besoin de chercher quelqu’un « capable de s’adapter » témoignerait donc plutôt d’une intuition de l’entreprise qui, par son son manque de préparation face à l’inconnu et par ses modes de gouvernance excluant les salariés des décisions, chercherait à disposer de travailleurs dociles capables d’obéir aux injonctions contradictoires d’un management en perte de repère.
Attention, donc, à ne pas tomber dans le culte ultime et désincarné de « l’adaptabilité » à tout prix.
Candidat girouette ?
Que faire alors, quand on est candidat ? Doit-on refuser absolument de montrer que l’on « sait s’adapter » par rébellion contre un système dominateur et implacable ? Non, bien sûr.
Témoigner de ses capacités d’adaptation — en illustrant par exemple comme un contexte particulier nous a poussé à changer notre manière d’agir — est bien évidemment bénéfique et rassurera un recruteur tétanisé à l’idée de rater son recrutement à cause d’un candidat récalcitrant à tout changement.
Mais alors, cette adaptation s’expliquera par le contexte dans lequel elle a dû être mise en œuvre, sans pour autant laisser sous-entendre que nous nous adaptons à tout, comme une girouette s’adapte aux changements des vents.
Qui aurait envie, en effet, de recruteur une girouette ?
Pour aller plus loin
✍️ Pour apprendre à parler de ses capacités d’adaptation sur son CV (sans devenir un candidat girouette !), rendez-vous sur notre article : Capacités d’adaptation : comment en parler sur son CV ?
🧠 Pour creuser la notion de test psychométrique et les relations entre personnalité et performance au travail, lire notre article Quel rapport entre personnalité et performance au travail ?
🏍 Pour en savoir plus sur le philosophe réparateur de moto Matthew Crawford : écouter cette interview de Matthew Crawford sur France Culture
Crédits photos : Adrià Tormo / Al Soot